Alors, ça dit quoi ?
Il y a peu, le Duc s’est exprimé à la populace via son crieur public favori, c’est-à-dire Insta ou Twitter (je ne sais plus, je suis un boomer). De son habituel franc-parler, il s’est déclaré jeune retraité et, dans toute sa bonté, a invité ses rivaux à prendre son trône. Mais qui a les épaules pour succéder à Booba ? Et ce dernier mérite-t-il vraiment ce statut officieux de roi du rap français ?
Si tout le monde semble être unanime pour lui accorder ce titre, rappeurs comme auditeurs, la question mérite d’être posée. En effet, la concurrence est rude depuis le milieu des années 2010 et la nouvelle période faste connue par notre rap national, souvent comparée à l’âge d’or des 90’s. Si les ventes du Duc sont toujours solides, il ne squatte jamais la première place sur une année civile quand on parle des ventes en première semaine, et ne gagne pas non plus à long terme. En 2015, D.U.C est dépassé par Jul et Gims. En 2017, Trône (tiens tiens tiens), qui fait pourtant un carton, se place derrière Orelsan, Niska, et même Lacrim en première semaine. Ultra (2021), annoncé comme le dernier album studio de sa carrière, marchera beaucoup moins bien que son prédécesseur, et sera battu par Orelsan (encore lui), SCH, Ninho, Vald, si l’on pousse à début 2022. Et, en élargissant le spectre, impossible de ne pas citer les phénomènes PNL et Nekfeu, ou de revenir sur Jul, qui est devenu le plus gros vendeur de l’histoire du rap français, et de loin. Booba, revanchard, ne se privera pas pour tacler chacun de ses rivaux sur les réseaux sociaux, lors de frasques désormais célèbres.
Et c’est sûrement le plus gros problème. Kopp est aujourd’hui plus connu et commenté pour ses buzzs sur internet (et dans des émissions débiles que nous ne citerons pas) que pour sa musique. Sur ses derniers albums, Le Duc se contente de faire ce qu’il sait faire, ni plus ni moins. Ça donne des tracks remarquables, d’autres d’assez mauvais goût, et un tout un peu fade. Fini les prises de risques qui étaient sa marque de fabrique. Ses projets sont donc de moins en moins mémorables pour le public, hormis pour sa clique de fidèles déificateurs. Dans le même temps, l’entièreté de la scène du rap francophone évolue, innove, se surpasse. Quand Benjamin Epps ou Alpha Wann mettent des grosses gifles sur du boom-bap ultra technique, la scène marseillaise ambiance la France entière avec ses zumbas. Vald élève le cynisme au rang d’art, Médine modernise son rap conscient, des Ziak ou Jwles importent les styles étrangers comme la Drill ou la DMV. Michel rappe sur de la house, Lacrim sur de la synthwave, SCH ou Laylow poussent le storytelling à un niveau cinématographique. Au milieu de cette diversité, dur de rester bloqué sur le vieux roi. D’autant que même ses disciples semblent dépasser le maître. Damso, avec son flow caméléon, ses textes glauques et touchants, ses thématiques originales et ses prods évolutives. Kaaris, qui à mon humble avis a surpassé Kopp sur son propre terrain, la Trap, sur le classique Or Noir.
Ceci dit, une prise de recul s’impose. Booba est en évidente perte de vitesse. Mais Booba ne peut être jugé uniquement sur ces dernières années. Ce fameux trône lui serait décerné sur l’intégralité de sa carrière. Pour en juger, on va regarder 4 critères : la longévité, les ventes, la qualité artistique et l’impact sur le mouvement. Et là, ça ne rigole plus. Le premier coup d’éclat du Duc date de 1996, avec le cultissime Le crime paie. Ça fait 26 ans de carrière, 10 albums solo, 1 album en groupe. Un parcours qui connaîtra le succès tout du long, traversant les âges avec des ventes conséquentes et des certifications dans tous les sens. On pense notamment au disque d’or de Mauvais œil, obtenu en indépendant, et évidemment sans streaming. Un succès dû à un talent hors du commun. Une voix reconnaissable parmi toutes, des intonations et des placements uniques, une technique de fou, des punchlines marquantes, un charisme évident. Avec Mauvais œil et Temps mort, Booba s’impose comme le boss du rap hardcore, avec un discours brutal, loin des paroles sages de beaucoup des MCs de l’époque. Il rappe le quartier de manière sombre, et parle sans détour de sa volonté d’engranger de l’argent pour s’affranchir d’un système belliqueux à son égard.
Sans le savoir, il influencera toute la future décennie et sa génération de rappeurs, qui s’inspireront de son flow et adopteront la street cred comme ligne directive. Son rap évoluera par la suite, mais il continuera d’innover et d’amener une myriade d’artistes dans son sillage, qu’on parle de son importation des styles du Dirty South ou de l’utilisation répétée de l’auto tune. Et, si beaucoup considèrent que ce changement est une régression, voire une trahison, difficile de dire que Booba soit devenu mauvais. S’il fut moins inspiré à certaines époques, aucun de ses albums n’est une bouse, et il n’aura notamment jamais perdu sa plume incisive. On finira en rappelant qu’il a fait éclore ou briller un nombre de rappeurs et de rappeuses impressionnant, via sa structure (92i) ou de simples featuring : La Fouine, Kaaris, Shay, Damso, Green Montana…
Alors, qui pour détrôner le Duc ? Bah, pour l’instant, absolument personne. Les illustres anciens du milieu qui rappent encore, type AKH, Oxmo ou Kery James, n’ont plus le même succès qu’à l’époque et sont inconnus des nouvelles générations d’auditeurs. Rohff et son talent ont disparu en cours de route. Les plus gros vendeurs de notre musique ne rappent pas depuis plus de 15 ans. Et, émettons l’hypothèse qu’ils continuent leur carrière avec succès. Peut-on donner ce titre à Orelsan, artiste très éloigné des racines du hip-hop par son discours ? À Jul qui, il faut le reconnaître, n’a jamais eu le quart du talent de Booba ? Nekfeu ou PNL, qui préfèrent largement l’ombre aux projecteurs et qui n’ont pas vocation à s’imposer dans ce game ? Gims ou Soprano sont hors catégories, étant depuis longtemps plus proche de la pop que du rap. Les carrières d’un Damso ou d’un Freeze Corleone sont encore trop vertes pour pouvoir vraiment juger de leur impact à long terme. Beaucoup parlent de Ninho mais, en plus d’être trop neuf lui aussi, on ne peut pas dire qu’il apporte grand-chose de nouveau au paysage du rap français.
Non, malgré ses déclarations, Booba est bel et bien assis sur son trône. Dans les futures années, l’un de ses rivaux aura peut-être la longévité, en termes de succès et d’impact, pour réclamer le titre de roi. Rien n’est moins sûr. Il est fort possible que le Duc garde son statut malgré son retrait du rap. Une sorte de seigneur à titre posthume, comme Kim Il-sung en Corée du Nord. Grosse réf, je sais.